Portrait d’Astrid – Témoignage d’une maman

Ouverture à la différence, faire le deuil de l’enfant idéal

1. Le diagnostic à la naissance : une trisomie en mosaïque

La lune étincelait dans un grand ciel sombre… Reine de la nuit calme et sereine… Mais, quinze jours après, une seconde lune surgit à ses côtés, plus petite, moins étincelante mais tout aussi ronde, aussi sereine… Mais, là-bas, ne dit-on pas que cette petite lune n’est pas à sa place ? Elle ne devrait pas être là. Les chiens et les bœufs se mettent à hurler et à mugir. Cette deuxième lune toujours là, imperturbable, m’inquiète et je me réveille… Étrange impression que le jour dissipe… Ce n’était qu’un rêve !

Curieusement cet enfant qui frémit en moi, qui bat son rythme au rythme de mon cœur, appelle mon rêve, et semble l’habiter magiquement. Cet enfant habite la lune inhabitable… Et mon enfant lune allait, en effet, prendre une grande place dans notre histoire familiale. Poutant, avant même sa conception, il y eut des craintes, il y eut des hésitations pour permettre à ce bébé de se lover en moi. Il y eut des examens pour prévenir ce diagnostic de trisomie 21, huit échographies obstétricales, un dosage de l’HT21, un Doppler ombilical, mais aucune amniocentèse, ni cordocentèse à cause du risque de fausse couche…

Est-ce en raison de cette litanie de mots scientifiques, qui avait déjà commencé avant même que mon bébé soit entre mes bras, que ce rêve s’est imposé à moi ?

Après sa naissance, il m’a falllu trois jours pour que le diagnostic me soit révélé, alors qu’elle était loin, dans un hôpital différent… Trois jours pleins d’angoisse… C’est une trisomie en mosaïque, 50 pour 100… qui d’ailleurs s’est révélée à 15 pour 100 deux ans plus tard… L’erreur s’était produite lors de la mitose au 3e feuillet du développement de l’embryon, c’est-à-dire environ trois semaines après la conception d’un œuf parfaitement normal ; environ 2 pour 100 des enfants trisomiques 21 sont concernés. C’est leur répartition dans chaque organe qui pose problème et si les cellules trisomiques 21 sont majoritaires dans le cerveau, son développement devient identique à celui d’un enfant trisomique homogène. Je comprends assez rapidement que la richesse de son environnement est alors fondamentale pour donner à mon enfant le maximum de chances de gagner la maîtrise de sa propre vie.

Mais ce qu’il fallut affronter d’abord sans préparation aucune fut le regard des autres… situé entre compassion et gêne, voire cruauté pour certains, même dans notre propre famille. Aucun médecin n’est présent à nos côtés, personne pour nous expliquer en termes positifs le handicap de mon bébé. Il ne nous reste que la culpabilité et le chagrin.

En fait, le chagrin vient plus de cette coupure avec la communauté où il faisait bon se reconnaître que du handicap lui même… En d’autres termes, le chagrin viendrait davantage du constat de ne plus appartenir à la norme que du handicap lui même…

Les jours et les semaines s’écoulent, il faut avancer envers et contre tout. Non seulement répondre aux besoins élémentaires de tous les nourrissons, mais s’informer aussi sur la bizarrerie de ce bébé pas comme les autres.

Alors s’ajoute à cette blessure subite dans notre vie le long dédale des circuits administratifs pour faire valoir ses droits. Devenir spécialiste en biologie, en droit du travail, en spécialités diverses de rééducation, découvrir qui fait quoi…

2. « Moi, je suis biscornic ! » La scolarité

Ce que je ne perds pas de vue, c’est bien l’éducation de mon bébé, en termes de pédagogie différenciée, et non l’abandon dans une structure dite spécialisée… Du fait de son atteinte en mosaïque, elle a peut-être des chances de se développer au plus près possible de la norme. Telle est ma conviction…

Il y eut d’abord une méthode américaine très ambitieuse et fondée sur une conception scientifique du cerveau, partielle et inadaptée sur certains points comme nous le remarquerons plus tard : la méthode Domann. En incluant des exercices physiques trés précis à pratiquer à trois voire quatre personnes, sur mon enfant, le silence et l’exclusion du village furent enfin rompus…

Non seulement Astrid en a retiré une musculation idéale pour l’accomplissement de la marche et de la propreté assez vite… mais nous avons gagné la convivialité en plus, des amis tout au long de notre vie dans ce village !! La lecture fut aussi une belle réussite : à trois ans elle savait reconnaître son prénom et à quatre ans elle lisait de peites histoires que je créais et illustrais pour elle Nous avons été plus réservés quant à la l’apprentissage d’autres notions, en numération, Histoire et Géographie par exemple, qui nous apparaissaient bien trop précoces…

Et puis a succédé la méthode Montessori, dans la sérénité et le respect du geste bien fait… Que nous étions bien chez nous dans notre petite maison de campagne, accomplissant des gestes banals mais fondamentaux pour la conquête de son autonomie :par exemple servir du thé, disposer des fleurs dans un vase, ranger des vêtements, boutonner, déboutonner, nouer et dénouer ses lacets de chaussures ! Et bien sûr, faire du vélo sur le chemin départemental !!

Et puis est venu l’inévitable cursus scolaire : dans quelle structure ? L’IME ou l’intégration individuelle dans l’école du village ? Il fallait une école particulière pour cette enfant qui sautillait partout en affirmant à qui voulait l’entendre : « Moi, je suis biscornic ! » Une petite école maternelle et primaire loin de chez nous mais facile d’accès a accueilli notre fille. Il nous a fallu déménager. Grâce à la générosité des parents d’élèves qui furent ouverts à l’expérience, grâce au dynamisme et à la curiosité des maîtresses et surtout à la compétence extraordinaire de l’une d’entre elles, cette scolarité fut une réussite véritable, sans AVS, qui n’existaient pas à l ‘époque.

3. « Tu sais maman, les gens sont méchants. » Essai de travail en milieu normal

La 6e et la 5e furent accomplis en scolarité à la maison avec le CNED : on se rend compte que la méthode Montessori a porté ses fruits car Astrid sait se débrouiller seule, et jamais années scolaires ne furent plus fructueuses que ces deux années-là sous la férule de la fille d’une amie et de ses copines improvisées professeurs particuliers… !

Mais Astrid grandit, sa scolarité piétine… Intégrée en 3e Technologie au lycée de la Providence Miséricorde (qu’elle redouble comme un boulet de bagnard !), elle perd ses points de repère… Certes, elle sait prendre ses deux bus pour rentrer seule à la maison, tout en faisant un tour à la FNAC pour se saouler de musique, mais elle reste pensive…

« Tu sais, maman, les gens sont méchants, » me dit-elle un jour… Je ne saurai jamais ce qui a fait naître en elle une telle réflexion (il semble qu’elle n’ait subi aucune brutalité) ; mais son orientation professionnelle lui déplaît. Ce n’est pas, d’après son jugement, un véritable lycée puisqu’on la sollicite pour apprendre le ménage ou la restauration… Elle veut continuer l’anglais et la géographie, qu’elle aime particulièrement. Elle restera bloquée dans ses choix durant de longues années… Rien ni personne ne l’a plus jamais vraiment motivée. Aucune activité professionnelle ne l’a intéressée, même s’il y eut des stages professionnels en bibliothèque, qu’elle accomplit avec succès…

Et puis la séparation de ses parents dans un divorce assez douloureux mit en évidence une dépression nerveuse latente ; celle ci se manifesta brutalement, ruinant les succés des années précédentes… Pourtant elle fut à mes côtés, quand nous avons célébré notre mariage et quand la maison fut à nouveau nimbée de bonheur serein et de calme retrouvé…

4. Aller en CAJ ? Le projet est celui de développer sa personnalité…

Astrid est maintenant une jeune adulte et il faut le lui répéter souvent pour qu’elle en prenne conscience !! Elle se trouve si bien entre mon mari et moi !! Elle participe pleinement à la vie domestique, et gagne en confiance tous les jours grâce à la patience de son père adoptif…

Tout se passe comme si son âge, trente ans passés, était le sésame d’une autre vie en mettant sous le boisseau la course à la normalité et nous en sommes au bilan. Finalement ce n’est pas si mal : nous pouvons dire qu’elle a un niveau 3e Technologie, une année de CAP derrière elle en spécialité de manutentionnaire en bibliothèque. Elle a bien fait ses stages à la faculté de Droit, puis à l’école des Beaux-Arts…

C’est un fabuleux portrait pour série américaine du lundi après-midi sur la 6.. Et je ne mens pas !!! Mais, pour un œil soucieux de précision, nous sommes loin du compte… !! Aujourd’hui, accepter un séjour dans un Centre d’Activités de Jour n’est pas un aveu d’échec dans cette course à la « normalité »… C’est plutôt un havre de paix, où elle peut se construire elle-même sans avoir besoin de se rendre performante.

Un bref séjour en ESAT lui valut cette remarque désabusée : «  c’est pas du travail. Maintenant je casse du CD !! » Elle en est partie absolument sans tristesse !! En même temps, elle vit en colocation dans un appartement inclusif : c’est là qu’elle peut mettre à l’épreuve du réel son autonomie dans l’hygiène de sa personne et de son logement, c’est là qu’elle peut s’obliger à cuisiner pour se nourrir correctement… N’est-ce pas le plus important ?

Je pense qu’elle choisira elle-même son orientation de vie, car ce n’est plus à moi, sa mère, de la diriger. Je lui ai donné des outils pour s’épanouir en toute liberté dans un milieu à son écoute. Et nous faisons le point toutes les deux, de temps à autre, pour évaluer son bien-être et ses désirs…

Découvrir au long des années son enfant devenue jeune fille, puis jeune femme dont la maturité s’affirme discrètement, dans l’affection sans faille de nous deux et surtout de mon mari dont elle apprécie quelquefois l’autorité, et mesurer le gouffre entre l’écrit des scientifiques et le réel…

Voir le ciel s’éclairer jour après jour et s’apercevoir qu’on peut rire à nouveau, s’autoriser le repos, et même des vacances, avec ou sans elle… Prendre conscience que nous suivons un chemin, presque une route, parallèle à l’autoroute… Notre vie quotidienne ne se trouve finalement pas si perturbée… Et, au bout du compte, un autre monde apparaît : grâce à ce travail permanent sur soi, ce regard critique et prudent sur tout engagement social pour évaluer les chances de bien-être de notre enfant, une autre vision du monde apparaît progressivement…

Une vision du monde plus orientée vers la Vie à l’état pur, sans l’intellect, sans les normes sociales, sans la compétition… Une vie en nous, pleine d’empathie, pleine d’une forme d’amour, attentive aux oiseaux, aux animaux, à toute autre créature du monde vivant… Ce n’est pas de la poésie, car c’est un monde sans le langage, sans la personne en tant que sujet posée au filtre de la pensée discursive. Non, c’est un monde magnifique qui bruit d’une formidable complicité avec l’être tout entier… Ainsi,le regard de mon enfant me parle, devient mon guide le plus sûr, sur ce chemin blanc dans l’harmonie du vivant.

Conclusion.

J’aurais souhaité qu’on me dise, dès les premières heures de la naissance : « Félicitations, vous avez une belle petite fille !! » avec joie et sourire, au lieu de m’annoncer d’abord ce qui est blessure du destin… Notre génome n’est pas parfait, il est truffé de malformations ; on ne sait jamais ce que peut cacher, au creux de son corps, le splendide nouveau-né que nous accueillons entre nos bras, malheureusement. Il faudrait alors nous habituer plutôt à l’imperfection.

J’aurais souhaité aussi qu’on nous présente les démarches à effectuer pour que ce bébé développe au mieux ses potentialités, en nous encourageant, en nous facilitant les premières étapes, au lieu de nous abandonner à cette soi-disant « malchance ». Ainsi, nous n’aurions pas eu besoin de cette compassion excessive qui occulte la joie d’être mère et l’émotion de la découverte, car ce sentiment n’a pas lieu d’être.

Certes, nous ne sommes pas à Tahiti : cette naissance ne s’assimile pas à un havre de paix… Ce n’est pas le paysage rêvé des tropiques, ce n’est pas le climat ensoleillé, ni la vie facile, ni les chants mélodieux que nous attendions, et qui se dessine là devant nous… Nous avons plutôt débarqué en Hollande… Mais dans ce pays, il y a des tulipes multicolores, des canaux mystérieux, des ponts et des gens à vélo sympathiques et sans colère… Et puis j’aurais tant souhaité qu’on nous dise que notre enfant appartient à notre société tout aussi vulnérable qu’elle, finalement.

Aujourd’hui, grâce aux multiples prises en charge sociales, la situation est bien plus agréable… Sous le regard et l’observation de pédagogues, de médecins compétents, intéressés par cette thématique du handicap, la scolarité, le travail et les lieux de vie contribuent mieux à l’épanouissement de nos enfants… En tout cas, le cadre est posé et nos combats seraient plutôt de les faire respecter…